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L'incertain 

ou la valse du guetteur

Un décor égal et sans couleur. Un ciel d’acier, bas, comme un prédateur en vol stationnaire, qui fait planer une menace invisible. Une plaine immense, sans repère, comme une insulte aux points cardinaux. Quelques roches mornes la parsèment, de tailles différentes, encore que leurs contours se perdent dans le gris environnant, maître du lieu. 

 

    Il marchait. 

 

    A chaque pas sa question : pourquoi le suivant ?
    
    Ce rythme dictateur l’emportait vers une destination qu’il ne connaissait que trop bien. Il a peur d’arriver, et pourtant, il sait que la source de son mal-être a déjà pris racine dans ses gestes, son souffle, sa voix...

 

    Toute chose a une fin. Ça aussi c’est une litanie dont il se serait bien passé. Chaque fois que son damné cerveau répétait cette odieuse maxime il avait envie de hurler qu’il le savait, qu’il le comprenait, qu’il ne pouvait rien y changer. Il avait aussi envie de hurler dans la mesure où toute réaction, tout positionnement à l’encontre de cette vérité première était tout à fait, et strictement, vain. Le bruit de son pied sur le sol ponctue son soliloque interne, qui ne prendra fin qu’avec l’arrêt de cette marche étrange. 

 

    Et pourtant il marchait. 

 

    Il maudissait ses pas. Il haïssait ce corps incapable d’entendre l’angoisse de son esprit. Cette sensation affreuse qu’autour de soi, des forces inexorables concourent à vous pousser vers l’avant. Qu’il aurait aimé pouvoir s’arrêter. Juste faire une pause, rien qu’une toute petite. 

 

    Et non. Il avait fallu qu’il naisse dans une réalité dont les règles étaient celles du mouvement. Point d’immobile, point d’inertie, sous peine d’expulsion sans sommation, un merci au revoir cru et dur. Il n’avait aucune envie de se voir remercié de la sorte. S’arrêter c’était mourir, c’était la première chose qu’il avait su pour de bon dans sa vie, peut-être même la seule.
 
    Alors il continuait.

 

    Et il faisait attention. Très attention.

 

    Sous ses pas se déroulaient d’infinis chausse-trappes, gueules tendues vers ses semelles, prêtes à se saisir de lui. Il devait sans cesse se maintenir dans un état d’alerte proche de la paranoïa. Le temps du repos lui paraissait loin, trop loin pour en avoir une image précise et de toute façon il ne plaçait absolument aucune confiance dans les images. Il savait toutefois qu’il avait connu un temps de douceur et de quiétude. Où aucune question ne venait menacer ses pensées comme un faucon sa proie. Une époque où rien n’importait sinon la pure et simple consommation de l’existence, sans aucune forme de procès. Il ne savait plus précisément en quoi avait consisté le basculement entre les deux existences, comment le nouveau avait abattu l’ancien, comment l’effroyable mouvement avait encore une fois opéré sa magie noire. Toujours est-il que maintenant il était condamné à suivre cette directive.
 
    « Marche ou crève », une forme bien prosaïque pour décrire sa situation (il s’autorisait le recours à des formes plus poétiques, ou en tout cas moins directes, pour envisager son état). L’impression d’être une mouche vouée à voleter maladroitement vers sa fin, avec pour obstacles de multiples toiles d’araignées tendues sur sa trajectoire, comme autant de raccourcis inacceptables vers une terminaison déjà déterminée. Un faux battement et c’est la glue, la terrible maîtresse des lieux se précipitant, toutes mandibules sorties, pour se repaître de l’infortunée. L’impression étrange de devoir outrepasser sa condition d’insecte stupide pour exister, de devoir mettre en branle des trésors de tactiques, de ruses et roublardises pour faire la nique aux épeires, aux néphiles et aux tégénaires.

 

    Certains font le choix du pilotage automatique. Autour de lui beaucoup volent en aveugles, se meuvent la tête en l’air ou les yeux fermés. L’angoisse qui les lie tous ensemble est gérée à des degrés individuels. Beaucoup, épuisés par l’épreuve, foncent volontiers dans les pièges pour précipiter  leur course et s’éviter des efforts inutiles. Et souvent il se demande s’ils n’ont pas fait le bon choix, s’il ne devait pas en faire autant.
 
    Mais tout est une histoire de connaissance. Le monstre qui le dévorera à coup sûr s’il lui tend la patte, il le connaît. Il sait la douleur qui fusera dans tout son être, dans son âme, avant que le Grand Rien n’engloutisse sa raison Autrement dit, non merci. En revanche, la dernière fin, celle vers laquelle il va de toute façon, il ne la connaît pas. Il cultive le doute quant à ses qualités, comme un moteur pour sa marche, dans l’espoir un peu fou que peut-être, au bout de la course il y aura des réponses, une raison à cette fuite insensée, quelque chose qui justifiera toute cette ingénierie sordide dans laquelle il est pris depuis sa venue au jour. Pour le plus grand des choix il choisit l’inconnu, le non-su, l’absent à l’esprit. Un choix bien faible certes, motivé par la peur et les ongles rongés, qui ne règle absolument pas le problème, mais qui implique l’inestimable qualité de ne pas avoir encore de fermeture.


    A cette pensée, quelque chose qui s’apparente à un sourire lui anime le visage. Décidément le mouvement est loi, même dans sa manière d’appréhender le monde. Les idées fixes le répugnent, les pensées infécondes le dégoûtent et toute forme de positionnement ferme et définitif sonne comme une déclaration de guerre. L’immobile est une insulte, dans ce carrousel de malheur.
    
    Les tentatives du statique sont multiples. D’abord dans ses membres, qu’il doit surveiller et entretenir, sous peine d’arrêt intempestif. La moindre petite douleur dans la jambe et déjà le sourcil se fronce, serait-ce une mauvaise circulation du sang ? Un caillot en formation ? La mécanique de son propre corps le préoccupe grandement. Sans elle, il lui sera bien difficile de poursuivre. Et même s’il sait que le jour où son anatomie périclitera viendra forcément, il ne voit aucune raison de s’écourter le séjour ici-bas en ne faisant pas attention.

 

    Les pièges inhérents à sa motricité sont une moindre menace par rapport à ceux, perfides, de son langage. Il sent davantage de force dans son verbe que dans ses poings et se méfie mortellement de sa langue. Les mots sont des fils, jetés sur la matière. Dans un désir fébrile de l’augmenter, combien de fois il a vu l’objet de sa convoitise se racornir sous les coups brutaux de son vocabulaire, combien de fois il a constaté, impuissant, le massacre du vivant, du délicat, du fragile, par ses mots imprudents. Le drame de l’oralité. Il se sent comme un gamin armé d’allumettes face à un bec de gaz chaque fois qu’il ouvre la bouche.


    Ces considérations le plongent souvent dans un silence mutique et craintif. Son plus grand malheur est qu’il sait pertinemment qu’il est un être social, qu’il est fait pour être en contact, pour exister en deux endroits, en lui et en l’autre, que seul, ses chances de survie se réduisent drastiquement. Il est forcé de composer avec ce qu’il redoute, c’est de toute façon la règle première de l’être vivant, danser avec la peur.

 

    Voici donc les deux plus grandes sources d’inquiétude de son quotidien. Une troisième se joint volontiers à la ronde, mais de manière plus latente, et donc encore plus dangereuse, celle des images. Qu’elles soient physiques ou mentales, leur caractère par définition immobile le tétanise. Les images sont des surfaces collantes, qui invite l’attention à se poser dessus, à se repètre de son message, à se rouler dedans, dans une grande béatitude. Elles sont belles et terribles, succubes de l’ère modèrne, et font signe du doigt pour se coucher auprès d’elles. Une telle invite est bien évidemment hors de question. Les images, il les regarde à distance. Il est impossible de ne pas les voir, elles sont omniprésentes, mais il a finit par déployer des mesures de protection à leur encontre. Les regarder et non simplement les voir. Mettre dans ses yeux toute la puissance de son esprit, pour déceler le démon derrière la vierge lascive.

 

    Ce procédé fonctionne, même s’il est épuisant, avec la plupart des images hors de lui-même. Il arrive à peu près à se protéger de la fascination extérieure et à rester concentré. En revanche, pour les démons qui logent en lui, c’est une autre affaire. Car les images ne viennent pas simplement du dehors, celles du dedans sont bien plus redoutables. Sa puissance de regard est bien moindre quand il s’agit de déceler les illusions qu’il fabrique lui-même. Là est un autre drame de l’existence, cette capacité à produire les éléments de sa propre servitude. Il en pleurerait. Néanmoins il ne se laisse pas abattre. Dès lors qu’une pensée survient, que son langage interne s’active et produit du sens, il le regarde, le scrute, attentif à la moindre dissonance. C’est à ce prix qu’il peut s’exprimer à lui-même (et à autrui). Sans cette vérification de chaque instant il n’a aucune confiance dans son esprit. A tout moment, l’outil censé être son meilleur allié face aux dangers de l’existence, peut se retourner contre lui et produire des illusions. Or ces dernières sont bien la chose qui vous raccourcit une vie en un clin d’oeil.  Elles proposent une solution, une vérité immuable, prisonnière de leur surface.

 

    Tout comme les images, ces pensées fixes qui parfois, même souvent, suriviennent à son esprit, lui proposent une appréhension définitive de sa réalité. Ce serait évidemment bien pratique de saisir la première bribe de raisonnement à la volée et de s’y tenir, pour le restant de ses jours. Mais ce ne sont pas là les règles du jeu, c’est même une des meilleures façon de perdre la partie. Le vrai n’est pas immuable. Le considérer comme tel, c’est déjà être pris dans la toile du statique. Le vrai se déplace, il se meut, au même rythme que les évènements du réel. Une chose véritable un temps n’a aucune raison de l’être le lendemain. Les rares cas de vérité absolue se comptent sur les doigts de la main, et encore, il est bon de les soumettre à la question de temps en temps. Mais pour lui, la seule manière de s’en sortir c’est de douter. 


Douter c’est survivre. 

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